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Les nourritures terrestres de André Gide
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24012022
Les nourritures terrestres de André Gide
Extrait du livre septième
Lettre à Nathanaël.
Tu n’imagines pas, Nathanaël, ce que peut devenir enfin cet abreuvement de lumière ; et la sensuelle extase que donne cette persistante chaleur… Une branche d’olivier dans le ciel ; le ciel au-dessus des collines ; un chant de flûte à la porte d’un café… Alger semblait si chaude et pleine de fêtes que j’ai voulu la quitter pour trois jours ; mais à Blidah, où je me réfugiais, j’ai trouvé les orangers tout en fleurs…
Je sors dès le matin ; je me promène ; je ne regarde rien et vois tout ; une symphonie merveilleuse se forme et s’organise en moi des sensations inécoutées. L’heure passe ; mon émoi s’alentit, comme la marche du soleil moins verticale se fait plus lente. Puis je choisis, être ou chose, de quoi m’éprendre, – mais je le veux mouvant, car mon émotion, sitôt fixée, n’est plus vivante. Il me semble alors à chaque instant nouveau n’avoir encore rien vu, rien goûté. Je m’éperds dans une désordonnée poursuite de choses fuyantes. Je courus hier au haut des collines qui dominent Blidah, pour voir un peu plus longtemps le soleil ; pour voir se coucher le soleil et les nuages ardents colorer les terrasses blanches. Je surprends l’ombre et le silence sous les arbres ; je rôde dans la clarté de la lune ; j’ai la sensation souvent de nager, tant l’air lumineux et chaud m’enveloppe et mollement me soulève.
… Je crois que la route que je suis est ma route, et que je la suis comme il faut. Je garde l’habitude d’une vaste confiance qu’on appellerait de la foi, si elle était assermentée.
Biskra.
Des femmes attendaient sur le pas des portes ; derrière elles un escalier droit grimpait. Elles étaient assises, là, sur le pas des portes, graves, peintes comme des idoles, coiffées d’un diadème de pièces de monnaie. La nuit, cette rue s’animait. Au haut des escaliers brûlaient des lampes ; chaque femme restait assise dans cette niche de lumière que la cage de l’escalier lui faisait ; leur visage restait dans l’ombre sous l’or du diadème qui brillait ; et chacune semblait m’attendre, m’attendre spécialement ; pour monter, on ajoutait une piécette d’or au diadème ; en passant, la courtisane éteignait les lampes ; on entrait dans son étroit appartement ; on buvait du café dans de petites tasses ; puis on forniquait sur des espèces de divans bas.
*
Jardins de Biskra.
Tu m’écrivais, Athman : « Je garde les troupeaux sous les palmiers qui vous attendent. Vous reviendrez ! le printemps sera dans les branches : nous nous promènerons et nous n’aurons plus de pensées… »
– Tu n’iras plus, Athman, sous les palmiers, gardeur de chèvres, m’attendre et voir si n’arrive pas le printemps. Je suis venu ; le printemps a paru dans les branches ; nous nous promenons et nous n’avons plus de pensées.
Jardins de Biskra.
Le temps gris d’aujourd’hui ; mimosas parfumés. Tiédeur mouillée. Des gouttes épaisses ou larges, flottantes, et comme en formation dans l’air… Elles s’arrêtent aux feuilles, les chargent, puis tombent brusquement.
… Je me souviens d’une pluie d’été ; – mais était-ce encore de la pluie ? – ces gouttes tièdes qui tombèrent, si larges et pesantes, sur ce jardin de palmes et de jour vert et rose, si lourdes que des feuilles et des fleurs et des branches roulèrent comme un don amoureux de guirlandes défaites à foison sur les eaux. Les ruisseaux entraînaient les pollens pour des fécondations lointaines ; leurs eaux étaient troubles et jaunes. Dans les bassins les poissons se pâmaient. On entendait au ras de l’eau l’éclosion de la bouche des carpes.
Avant la pluie, le vent du midi qui râlait avait enfoncé dans la terre une très profonde brûlure, et les allées maintenant s’emplissaient de vapeur sous les branches ; les mimosas ployaient, comme abritant les bancs où s’étalait la fête. – C’était un jardin de délices ; et les hommes vêtus de lainages, les femmes en haïks rayés, attendaient que l’humidité les pénétrât. Ils restaient comme auparavant sur les bancs, mais toutes les voix s’étaient tues, et chacun écoutait les gouttes de l’averse, laissant l’eau, passagère au milieu de l’été, alourdir les étoffes et laver les chairs proposées. – La moiteur de l’air, l’importance des feuilles étaient telles que je restais assis sur ce banc auprès d’eux, sans résistance pour l’amour. – Et quand, la pluie passée, les branches seules ruisselèrent, alors chacun ôtant ses souliers, ses sandales, palpa de ses pieds nus cette terre mouillée, dont la mollesse était voluptueuse.
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